— Vous voulez dire celui qui a assommé Ken Benalder ?
— Je suppose.
— Je crois que c'est un marin. Il est en pension chez Jefferson McPuntish, au Cygne Noir.
— Ne pourrait-on le prier d'assister à la conférence de Benalder ?
Pettifogger s'étonna :
— Pour quelles raisons, Mrs Sharpe ?
— Dans l'espoir qu'il sabotera la réunion, pour peu qu'on lui en donne l'occasion.
Le pasteur protesta :
— Mrs Sharpe, vous osez dire de pareilles choses en ma présence !
— Pour la cause, Mr le pasteur !
— Oubliez-vous, ma sœur, que la valeur d'une cause se juge aussi par ceux qui la défendent et les armes dont ils usent !
Le pharmacien intervint en faveur de Mrs Sharpe.
— Bien évidemment, mon cher Haquarson, vous avez raison sur le plan du fond et celui de la forme. Je ne pense pas que quiconque, parmi nous, ait le cœur de s élever contre votre généreuse et chrétienne affirmation. Seulement, ne doit-on pas tenir compte des circonstances ?
— Qu entendez-vous par là, mon ami ?
— Il me semble, peut-être à tort, qu'on ne peut, quand le danger se fait pressant, continuer à respecter des règles nous vouant à la défaite, avant même qu'ait commencé le combat ?
— Où voulez-vous en venir, Pettifogger ?
— À ceci : lorsqu'un adversaire déloyal nous attaque sur tous les terrains, en pratiquant des méthodes de gangsters, avons-nous le devoir de rester passifs et de sacrifier délibérément les intérêts que nous prétendons défendre ?
Le voyageur de commerce — qu'on avait pris pour un marin —, s'il fut surpris de la démarche de Mr Pettifogger, venu pour le prier de se rendre à la conférence de Benalder, ne le montra pas et promit d'être présent.
Tout le monde, dans Callander, savait que la conférence à laquelle on était convié serait beaucoup plus qu'un récit agréable exposé par un homme familier d'horizons inconnus de ses auditeurs, car il s'agirait, pour les électeurs, de dire qui, d'entre Pettifogger ou Benalder, occuperait la mairie. Cela donnait à la réunion des dimensions exceptionnelles.
L'affluence promettant d'être considérable, le maire avait mis à la disposition des organisateurs — avec l'autorisation du propriétaire, Der-mot Pitlochry — la salle de cinéma.
Ken devait parler à 8 heures, mais dès 7 h 30, il n était plus possible de trouver une place. Le clan de miss McCarthery, comme de coutume, s'installait à droite de la salle et, comme d'habitude encore, l'Écossaise se tenait au premier rang, entre William McGrew et Ted Boolitt. De l'autre côté de la travée centrale, les partisans de Don Pettifogger, près duquel on remarquait l'impressionnante présence de l'étranger, ce qui ne fut pas sans inquiéter Imogène.
À 8 heures moins cinq, Ken Benalder fit son entrée sur la scène, entouré du maire Ned Billings et du médecin, Jonathan Elscott. Il fut accueilli par des hurlements d'enthousiasme qui prenaient leur essor à droite de l'assemblée, tandis que la gauche observait un silence hostile. Le maire présenta le conférencier en termes courtois (mais sans chaleur excessive afin de sauvegarder sa neutralité) et mit l'accent sur les aventures périlleuses vécues par celui qu'on allait avoir le plaisir d'entendre, puis il passa la parole à Ken. Avant qu'il ne commence, Imogène remarqua que seule Mrs Benalder était venue écouter son fils. Ni Macosquin, ni les autres membres de la famille n'avaient jugé bon de se déranger.
L'Écossaise en ressentit une amertume profonde.
— Mes chers concitoyens... Quelques-uns de mes amis ont estimé que je pourrais vous distraire en revivant pour vous un des nombreux moments difficiles de mon existence aventureuse. J'ai cru bien faire en choisissant, parmi mes souvenirs, une chasse au tigre.
Un murmure léger courut parmi l'assistance, indiquant l'intérêt que cette annonce éveillait.
— Je me
souviens... Un jour lumineux
d'octobre sur le haut plateau bolivien... Quel but
poursuivais-je, alors ? Je ne me rappelle plus...
Sans doute étais-je la proie de ces éternelles chi
mères hantant le cœur et l'esprit de ce que
là-bas, on nomme les desperados et qui
courent
— jusqu'à ce que la mort les attrape — après
une fortune qui, sans cesse, se dérobe. C'est le
vieux rêve de l'or dont les victimes ne se
comptent plus.
Indiscutablement, l'auditoire était fort impressionné, et Mr Pettifogger échangeait avec le Révérend Haquarson des regards inquiets.
— Ce jour-là,
donc, après plus d'une semaine
passée dans la forêt, nous sommes arrivés, épui
sés, dans un misérable village où nous ne fûmes
pas accueillis comme nous l'espérions, comme
nous en avions l'habitude. Après avoir interrogé
quelques-uns de ces malheureux, mon inter
prète m'apprit que la tristesse régnait dans les
cases car un tigre avait, la veille au crépuscule,
enlevé une jeune femme dont il avait déjà
dévoré l'enfant, une semaine plus tôt.
Un loustic s'exclama :
— Il avait pris goût à la famille !
Il y eut des rires, mais la majorité protesta. Le maire dit :
— C'est
honteux ! Inadmissible ! McClos-
taugh, expulsez cet imbécile !
Le sergent s'en fut, remontant les travées, mettre la main sur 1 épaule d'Alec Galston, le fils du boucher, et lui demanda gentiment :
— Vous sortez,
mon garçon, ou je vous sors ?
Alec connaissait assez Archibald pour juger
qu'il était préférable de s'en aller de son plein gré. L'incident clos, le maire adressa ses excuses à Benalder et le pria de bien vouloir continuer son passionnant exposé.
— Je compris
que je pouvais nouer des rela
tions confiantes avec ces pauvres gens si je par
venais à écarter définitivement la menace mor
telle que le tigre mangeur d'hommes faisait
peser sur eux. Je décidai donc de l'abattre.
Au râle d'émotion qui secoua les plus sensibles des auditeurs, le clan Pettifogger commença à accepter l'éventualité d'une défaite sans appel.
On jetait des coups d'œil désespérés au voyageur de commerce indifférent à ces supplications. D'ailleurs, qu'eût-il pu faire, en admettant qu'il ait eu envie de tenter quelque chose ?
— Un vieil
homme nous ayant conduit à la
mare où le fauve avait l'habitude de venir boire
à la tombée du jour, je résolus de tendre là mon
embuscade. Je devais patienter jusqu'au début
de la nuit, quand la lumière de la lune est encore
discrète... Lorsque j'ai quitté le village, avec
deux de mes boys, dont l'un portait un chevreau
sur les épaules, une femme âgée m'a embrassé
la main. C'était la grand-mère et la mère des vic
times du tigre.
On entendit un hoquet de quelqu'un chez qui l'intérêt annihilait les réflexes de bonne compagnie.
— J'attendis
que la lumière de la lune ait
commencé à nimber le décor d'un halo irréel...
Je revois le paysage... le clapotis de l'eau léchant
les racines des palétuviers... Clapotis sinistre
quand on songeait au monstre qui rôdait dans
les parages !
Mrs Sharpe fit : Ah !... Mrs Fraser fit : Chut !
— Je profitai
des dernières lueurs du jour
agonisant pour attacher le chevreau à quelques
pas du marigot... Ceci fait, je mis mes porteurs
et mes domestiques à l'abri et je restai, seul, à
guetter le fauve !
Mrs Fraser fit : Ah !... Mrs Sharpe fit : Chut !
— Je grimpai
dans un arbre et me dissimu
lai parmi les branches, l'œil aux aguets, le doigt
sur la détente de mon Winchester à balles blin
dées...
Même Pettifogger écoutait passionnément. Imogène chuchota à l'oreille de Ted :
— C'est dans la poche !
— Quoi ?
— L'élection.
Pendant ce temps, pris à son propre jeu, Ken devenait pathétique :
— Petit à
petit, la nuit noyait tout autour de
moi... À la chaleur étouffante succéda le froid
humide de la nuit. J'avoue que ma longue
attente me plongeait, ou mieux, m'enlisait dans
un mol assoupissement, lorsque soudain, tous
mes sens en éveil frémirent... Je perçus le
bruit léger des hautes herbes écartées par le pas
sage du fauve... le chevreau, en même temps que moi, avait senti l'approche
du mangeur d'hommes et se mettait à bêler...
— Pauvre petite bête... ! s'exclama Mrs Plury.
— Ne soyez pas stupide, Violet et taisez-vous ! gronda Mrs Fraser.
— Lentement, inexorablement, je levai mon arme... Et le tigre apparut... Un animal énorme... Je reconnais qu'à sa vue, mon cœur se mit à battre plus vite... Tenez, pour mieux vous faire comprendre la situation, j'aurais besoin de deux personnes de bonne volonté...
Avant qu'elle n'ait pris conscience de ce qui lui arrivait, Margaret Boolitt fut catapultée sur la scène où McGrew la rejoignit. Ken plaça la femme près de la coulisse de droite.
— Je vous serais obligé, Mrs Boolitt, de bêler à mon commandement... Vous êtes le chevreau sacrifié...
— J'ai l'habitude...
De son fauteuil, Boolitt intima à son épouse l'ordre de se taire, mais Margaret voulut profiter d'une audience inhabituelle pour exprimer à son époux ce qu'elle pensait de lui.
— Ted Boolitt, oseriez-vous nier que je suis une martyre ?
— Vous risquez de le devenir d'ici peu !
— Croyez-vous que c'est pour que je vous serve de souffre-douleur que ma maman m'a donnée à vous ?
— Non pas ! C'était pour être débarrassée de votre encombrante personne !
— Ma maman, elle m'aimait !
— Ah ! là ! là ! Quand elle m'a eu refilé sa fille, elle a pris une cuite qui a duré deux jours !
À ce moment-là, l'assistance se mit à manifester sa mauvaise humeur, protestant n être pas venue là pour entendre l'historique des démêlés conjugaux de la famille Boolitt. Ken reprit la situation en main.
— Mrs Boolitt,
n'oubliez pas que vous avez
les pattes attachées ! Joignez les pieds, je vous
en prie... Mr McGrew, vous êtes le tigre... À mon
signal, vous avancerez lentement, implacable
ment, sur le chevreau... Moi, je grimpe dans
mon arbre...
D'un élan, Ken monta sur la table :
— Allez-y, le tigre ! Bêlez, le chevreau !
Et l'on assista à ce spectacle extraordinaire d'un épicier d'âge mûr, s'approchant à pas feutrés d'une dame ayant pignon sur rue et qui, les pieds joints, donnait les plus grands signes d'épouvante en bêlant avec obstination et désespoir, tandis que Ken, sur sa table, les mains crispées sur un fusil imaginaire, commentait l'action :
— Ah ! Ladies
et gentlemen, de quelle force
de caractère j'ai eu besoin pour maîtriser une
impatience que vous devinez ! Alors que je
mettais le fauve en joue, je me rendis compte
que j'étais placé de telle sorte que les branches
m'empêchaient de l'ajuster. Je confesse, ladies
et gentlemen, que j'ai hésité... En posant le pied
sur le sol, je risquais ma vie avec peu de chances
de la sauver et puis, je me suis dit qu'aux yeux
de ces indigènes, je représentais la civilisation,
que mon échec serait considéré comme une
faiblesse. Qui sait si ne pas accomplir le geste
qui m'incombait ne repousserait pas la pénétration du progrès dans
cette région primitive ? Une telle responsabilité aussitôt entrevue
m effraya. Il me fallait descendre. Je suis descendu !
Ken sauta de la table sur le plancher et se plaça entre Mrs Boolitt et Mr McGrew.
— Le tigre
était à égale distance de son refuge
herbeux et du chevreau quand, subitement, je
me dressai sur sa route !
Margaret, prise au jeu, bêlait avec énergie tandis que l'épicier avançait vers elle en louvoyant et en montrant une mine patibulaire.
— Je regardai
le tigre... Il me regarda...
Ken mit en joue l'épicier qui s'arrêta, se
ramassant sur lui-même comme s'il s'apprêtait à bondir.
— L'un de nous
devait disparaître... Ma pre
mière balle lui abîma l'oreille gauche... Sous
l'effet de la douleur et de la colère, ses yeux
s'injectèrent de sang... Il se précipita sur moi...
Je tirai... Et pan ! dans l'œil ! Il s'écroula, fou
droyé.
Un tonnerre d'applaudissements salua cette péroraison, les troupes de Pettifogger, sous l'effet de l'enthousiasme, passant sans vergogne dans le camp de l'adversaire. Le pharmacien, amer, voyait le voyageur de commerce-colosse acclamer Benalder plus fort que les autres et se promettait de confier à Mrs Fraser ce qu'il pensait de ses initiatives.
Le public allait se séparer lorsque l'inconnu monta sur la scène et attrapant la main de Ken, la secoua longuement.
— Mr Benalder, vous m avez fait passer
un
bien bon moment !
L'assistance qui, déjà, remontait vers la porte, suspendit son mouvement car, à Callander — comme dans tout le Royaume-Uni — on aime les discours.
— J ai
rarement entendu un conteur de votre
qualité...
Ken, rose d émotion, sous les yeux ravis d'Imo-gène et de son état-major, bégayait d émotion.
— Je... je su... suis... heu... heureux... si... si...
— ... mais je n'ai jamais rencontré un menteur de votre dimension.
Un obus explosant dans la salle n'eut peut-être pas produit une surprise plus grande. Miss McCarthery, prise de panique, se tourna vers ses amis pour y chercher secours. Pris de court, Benalder ouvrait et refermait spasmodi-quement la bouche, dans l'impossibilité d articuler un son. Le clan Pettifogger fut enveloppé dans un souffle d espérance.
— Un charmant sacré menteur, Mr Benalder. Vous n êtes jamais allé en Bolivie.
— Je vous assure que...
— Mais non, autrement vous sauriez qu'il n'y a pas de tigres en Amérique du Sud.
Les exclamations indignées de ceux qui avaient été bernés par Ken firent très vite place aux rires, parmi lesquels on entendait les éclats tonitruants de celui de McClostaugh.
— Allons, Mr Benalder, où étiez-vous pendant toutes vos années d'absence ?
— De quel droit me posez-vous cette question ?
— Du droit qu
a un citoyen de savoir pour
quoi on lui ment !
De tous les côtés, on cria :
— Répondez ! Répondez ! Répondez ! Affolé, Ken perdit pied.
— Eh bien ! Je... J étais à Brighton...
— En somme, vous n'avez jamais quitté le sol britannique ?
— N... non...
Jusqu'aux limites de la commune, on entendit déferler la vague de joie secouant les murs de la salle de la mairie.
Après le scandale, Imogène et ses partisans ressemblaient à 1 etat-major du Prétendant lorsque Cumberland eut éparpillé ses troupes. D'abord, un sentiment d'incrédulité, puis le vertige devant le gouffre s'ouvrant sous leurs pas, enfin, la fuite. Ken fut le premier à disparaître. Miss McCarthery se retira sous les sarcasmes de ses adversaires, les larmes aux yeux. Ted voulait se colleter avec leurs vainqueurs, mais l'Écossaise lui fit remarquer qu'il serait stupide de se battre pour une cause à laquelle on ne croyait plus.
McClostaugh, quant à lui, baignait dans une telle euphorie qu'il s'oublia jusqu'à offrir un whisky à Tyler. Cependant, la victoire des tenants de Pettifogger ne fut que morale, car Ned Billings, le maire, outré qu'on ait pu se moquer aussi grossièrement de lui, décida de rester à son poste.
Pendant quelques heures, Mrs Elroy crut tout de bon que son vieux bébé ne se relèverait pas du coup qui lavait atteint si cruellement. Après avoir envisagé le suicide, l'exil, Imogène se décida pour la vengeance qui était mieux dans son caractère et jura, devant les portraits de son papa et de Robert Bruce, que Ken Benalder paierait cher sa félonie.
Chez l'épicier, Elizabeth McGrew avait profité de la déconfiture de son époux pour reprendre le dessus. Le malheureux William ne pouvait plus émettre une opinion sans qu'on fît une allusion perfide à sa naïveté ou à sa stupide crédulité. Les trois veuves avaient fait de l'épicerie leur quartier général et quand McGrew, excédé, feignait de se fâcher, il y en avait toujours quelqu'une pour lui demander ironiquement :
— Pour moi, Mr
McGrew, vous ne voudriez
pas refaire le tigre ?
Alors, le malheureux William plongeait dans la solitude de sa resserre et là, parmi les caisses de savon, de thé, de riz et de confitures, des lueurs meurtrières dans le regard, il mijotait d'atroces revanches.
On ne reconnaissait plus Margaret Boolitt. Une frénésie perpétuelle l'habitait du matin au soir. Elle ne laissait pas passer la plus légère occasion d'humilier son mari en public. Ted avait été si durement touché par la déroute de Ken Benalder qu'il ne réagissait pas. Sitôt qu'il tentait de récupérer une autorité perdue, sa femme glapissait :
— Taisez-vous,
Ted Boolitt ! Vous devriez
avoir honte de vous être conduit en public
comme vous l'avez fait ! Quand je pense que vous avez osé transformer votre
épouse légitime en chevreau bêlant... !
Depuis cette fâcheuse affaire, on ne se réunissait plus au Fier Highlander, et les amis d'hier s'évitaient. Ce dont les hommes ont le plus peur, c'est sûrement d'être moqués, et les ennemis de l'Écossaise sautaient sur le moindre prétexte pour lancer quelques pointes cruelles sur les explorateurs de Brighton. Mais, après les premiers moments de désarroi, Imogène et ses copains supportaient de plus en plus difficilement les railleries. Ils commençaient à se reprendre.
Chez les Benalder, quand on avait appris la déroute de Ken, le professeur avait souri et confié à Mrs Benalder :
— J'avais craint qu'il n'ait changé et que je sois mis dans l'obligation de revenir sur mon jugement. Je constate, ma chère, qu'il n'en est rien...
Ken, de retour, s'était enfermé dans sa chambre d'où il ne sortit pas de plusieurs jours. George, mis au courant, n'avait pas dissimulé sa joie. Maintenant que Joyce avait accepté de partager sa vie, il était heureux de voir s'évanouir à jamais dans le domaine de l'irréel le fantôme inventé par la rêveuse miss Woolpit. Toutefois, au même moment, il s'inquiétait de la peine de celle qu'il aimait. Il la retrouva dans son refuge habituel, au fond du jardin. Elle ne pleurait pas, mais tout en elle disait le chagrin. Elle leva les yeux sur George et soupira :
— Dire que
j'aurai attendu dix ans... pour
cette farce qui nous ridiculise tous...
Macosquin prit place auprès de sa bien-aimée.
— Je sais, ma chérie... On attend et, pour meubler les heures vides, on invente de bien jolies choses dont on pare les souvenirs et à force de vivre avec ses mensonges, on les substitue sans en prendre conscience aux événements réels...
— George...
— Ken n'a jamais été autrement qu'il n'est, Joyce... C'est vous qui, en son absence, l'avez transformé.
— Mais il m'avait dit...
— Peut-être a-t-il eu un mot d'adolescent et ce mot, Joyce, vous l'avez remâché, trituré, imbibé de vos songes et c'est ainsi qu'est né ce personnage que vous attendiez, ce personnage qui n'est pas venu et qui ne viendra jamais.
— Non ! non et non ! Je ne vous crois pas ! Vous ne savez pas ! Vous ne pouvez pas savoir.
— Quoi donc ?
— Les promesses que Ken m'a faites ! Les paroles dont nous nous enivrions... les parfums que nous respirions et que vous ne sentiez pas.
— Que vous croyiez respirer, Joyce...
— Que je respirais ! Vous n'imaginez pas combien je l'ai souhaité, désiré ce départ ! Car il fallait qu'il s'en aille pour que je puisse commencer à vivre...
— Ken n'avait que vingt-deux ans.
— Et alors ?
— Il était très jeune.
— Et alors ?
— Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il ait changé.
— Moi, je n'ai pas changé.
— Ce n'est pas sa faute !
— Si !... Il m'a fait promettre de l'attendre.
— Il croyait vous aimer.
— Cette tendresse de pacotille valait-elle le sacrifice de ma jeunesse ?
— On ne devrait jamais arriver au bout de ses rêves.
— Avec le temps, j'aurais peut-être pu me faire à l'idée de sa défection et finir par lui pardonner de n'avoir pas tenu ses promesses... Mais l'avoir vu s'installer dans ses mensonges, tirer vanité de racontars imbéciles !
— Qui sait si, dans quelques années, ayant tellement raconté, répété ses prétendus exploits, il ne se serait pas persuadé de leur vérité ?
— Moi, je saurais que ce n'est pas vrai et ne pourrais, aujourd'hui comme demain, que le mépriser !
— S'il fallait mépriser tous ceux qui ne vivent pas ainsi qu'ils le croient...
Les trois veuves, en un chœur alterné, rapportaient à Mrs McGrew les derniers ragots courant dans la cité sur l'existence chez les Benal-der. Chacune renchérissait sur chacune si bien qu'à les écouter, on aurait pu croire que la paisible demeure du géologue était transformée en une sorte de dépendance de l'enfer. D'ailleurs, sitôt que le récit faiblissait, l'épicière savait l'aiguillonner d'un mot. William, occupé à entasser par catégories des paquets de biscuits, demanda :
— Vous ne pourriez pas venir me donner un coup de main, Elizabeth ?
— Quand on a la force d'un tigre, Mr McGrew, on n'a pas besoin d'aide pour ranger des biscuits !
Mrs Fraser ricana :
— Ça vous
mettra en appétit pour dévorer
l'innocent chevreau !
Mrs Sharpe ne voulut pas demeurer en reste :
— Ce travail
endurcira vos muscles de man
geur d'hommes !
Et Mrs Plury flûta :
— Faites-nous
peur comme l'autre soir,
Mr McGrew ?
Les bavardes, ne comprenant pas le danger qui les menaçait, continuèrent à rire, à bêler, à gronder dans des imitations injurieuses. McGrew arriva auprès de sa femme.
— Elizabeth, je vous ai priée de m'aider !
— Oh ! fichez-moi la paix et retournez à votre jungle !
Les veuves s'esclaffèrent, mais le rire se figea sur leurs lèvres, quand elles virent William empoigner sa femme par les cheveux et lui administrer une volée de gifles tout en l'assurant gentiment que c'était pour lui faire retrouver le sens du respect dû à son mari. Puis, l'entraînant en dépit de ses glapissements, il l'agenouilla près des boîtes de biscuits :
— Si vous avez
l'intention de déjeuner, il fau
dra que vous ayez terminé.
Paralysées autant par la peur que par la surprise, les trois veuves demeuraient clouées sur place. McGrew les jeta à la rue Tune après l'autre et, sur le trottoir, elles formèrent un tas qui ne tarda pas à attirer les passants.
En voyant entrer McGrew, Margaret Boolitt crut intelligent de ricaner :
— Eh ! Ted, voilà votre copain le tigre... Qu'est-ce que vous servira le chevreau bêlant, cher mangeur d'hommes ?
— Rien, Mrs Boolitt... Aujourd'hui, c'est moi qui régale.
La gifle que venait d'encaisser Margaret arracha Ted à sa torpeur mélancolique. Tandis que Margaret se mettait à piailler, le patron du Fier Highlander vint s'enquérir de ce qu'il se passait. Mrs Boolitt gémit :
— Il m'a frappée.
— Ted, je regrette, mais elle m'a manqué de respect et j'ai cru devoir faire ce que vous négligez de faire... Je vous avouerai que je suis particulièrement en forme... Je viens de rosser Mrs McGrew et de jeter sur le trottoir les trois veuves.
Ted parut se transformer à l'annonce de ces nouvelles. Il s'adressa à son épouse :
— Vous avez manqué de respect à mon ami, Margaret ?
— Je crois q... qu... c'est un marna... malentendu... Je... je vais... vous ex... expliquer...
— Passons dans la cuisine, nous serons plus à l'aise pour bavarder.
— Non ! non ! Je ne veux pas !
— Margaret...
Vous auriez tort de m obliger
à vous y traîner.
Vaincue, Mrs Boolitt, après un regard meurtrier à 1 épicier, ouvrit la porte de la cuisine, où son mari la suivit. Bientôt, McGrew put déguster son whisky en écoutant les cris déchirants de Mrs Boolitt.
Lorsque Rosemary eut rapporté à Imogène les événements qui s'étaient déroulés tant à l'épicerie qu'au pub, l'Écossaise sentit une vigueur nouvelle courir dans ses veines et, tout de suite, elle éprouva une grande honte : comment une femme comme elle avait-elle pu craquer à ce point ? Sans confier son projet à Mrs Elroy, miss McCarthery sortit.
Dans les rues de Callander, Imogène marchait d'un pas assuré qui tranchait avec sa démarche hésitante de ces derniers jours. Elle ne put éviter le pasteur qui l'interrogea :
— Alors, chère miss McCarthery, on a renoncé à chasser le gros gibier ?
— En effet, Révérend, je ne m'occupe plus que des insectes et, pour l'heure, j'écrase les punaises !
L'Écossaise souligna son affirmation en pesant de tout son poids sur le pied gauche d'Haquar-son, que des cors rendaient extrêmement sensible, et s'en fut, laissant le pasteur sur le trottoir où il invoquait le secours du Seigneur tout en dansant sur un pied. Attitude qui le fit mal juger par quelques-unes de ses ouailles, estimant qu'il manquait de tenue et se promettant d'en référer à 1 evêque.
L'apparition dlmogène, si elle sembla inquiéter le constable Tyler, réjouit le sergent McClos-taugh.
— Quelle bonne surprise, miss McCarthery. Seriez-vous à la recherche d'un tigre ou d'un chevreau ?
— Seulement d'un imbécile, Archie, et je vous ai trouvé.
— Attention ! je dis : attention ! Car il y a un témoin ! Je vous conseille de mesurer vos paroles, compris ?
— Cessez de proférer des bêtises et écoutez-moi plutôt : il faut débarrasser le pays de cet imposteur de Ken Benalder !
— Jamais de la vie !
— Pourquoi ?
— D'abord parce que je n'ai aucun motif pour expulser ce garçon, ensuite parce que sa présence rabat votre caquet ! Soyez sûre qu'on en parlera longtemps, du flair dlmogène McCarthery, qui prend un petit employé écossais pour un coureur de mondes !
— Et de ça, en parlera-t-on longtemps, cher Archie ?
Avant que le sergent ait pu deviner son intention et que Tyler ait pu intervenir, l'Écossaise, empoignant le vase de fleurs ornant le bureau de McClostaugh, le brisait sur la tête de ce dernier qui s'écroulait sans une plainte.
Imogène était partie depuis près d'un quart d'heure lorsque le constable réussit à ranimer son chef. McClostaugh reprit péniblement pied dans le réel. D'une voix atone, il s'enquit :
— Que s'est-il passé, Tyler ?
— Mon Dieu...
— Le plafond, hein ? C est le plafond qui est tombé, n'est-ce pas ?
— Pas précisément...
Soudain, Archie fit : « Oh ! »... puis : « Ah ! »... Il se dressa de toute sa hauteur en montrant les débris du vase et rugit :
— Imogène McCarthery ! Je me rappelle !
Il passa la main sur son crâne et gémit avant d'affirmer solennellement :
— Ce coup-ci, je la tiens ! Agression volontaire sur un policier dans l'exercice de ses fonctions ! Elle ira en prison, Sam, en prison ! Je vais mijoter un de ces rapports... Et avec votre témoignage...
— Mon témoignage ? Mais je n'ai rien vu, chief...
— Vous n'avez... ? N... de D... ! Vous n'étiez pas là, peut-être ?
— Si... Je téléphonais à ma sœur... Elle habite Dundee.
— Je m'en fous qu'elle habite Dundee, votre sœur ! Ce que je veux savoir, c'est pourquoi vous lui téléphoniez alors que j'étais en péril de mort ?
— Elle aussi.
— Hein ?
— Elle attend un bébé.
— Ah ?... Alors, dans ces conditions, cette garce d'Imogène va encore s'en tirer ?
— Je le crains, chief.
— Vous le craignez vraiment, espèce d'hypocrite ? Mais à propos, je croyais que votre sœur était votre aînée ?
— Elle lest, chief.
— Elle approche donc de sa soixante-cinquième année ?
— Exact, chief.
— Et vous voulez me faire croire qu'à soixante-cinq ans, votre sœur peut mettre un bébé au monde ?
— Pourquoi non, chief ?
— Parce qu a soixante-cinq ans, vieux traître, une femme ne peut plus enfanter !
— On voit bien que vous ne connaissez pas les Highlanders, chief !
Depuis la triste aventure de Ken, le climat chez les Benalder était plutôt à la morosité. Il y avait longtemps qu'Alan et sa femme ne se parlaient plus guère. L événement qui les atteignait renforçait leur éloignement. Joyce s enfermait plus encore dans son mutisme habituel. Ken se demandait si la place de comptable postulée dans l'entreprise de plomberie-chauffage de Mr Baradoth — un des plus importants personnages de Callander — lui serait refusée à la suite du scandale. Quant à George, tout à la joie de son prochain mariage avec Joyce, il prenait la défense du faux aventurier auquel il avait succédé dans le cœur de miss Woolpit.
Le premier samedi qui suivit la malheureuse conférence, les époux Benalder partirent de bonne heure pour Edinburgh, où ils devaient passer la journée, et Joyce préférant demeurer seule, Macosquin avait invité son ex-rival à déjeuner.
En fin de matinée, Ken Benalder revint tout joyeux de sa visite chez les Baradoth. Il avait obtenu la place qu'il souhaitait et tenait à l'apprendre à Joyce, en l'absence de ses parents. Miss Woolpit écouta Ken sans manifester la moindre réaction. Le garçon en ressentit de l'humeur.
— Vous n'avez pas l'air de trouver ça formidable, Joyce ?
— Parce que cela ne l'est pas.
— Ah?
— Pour la bonne raison que vous n'occuperez pas ce poste.
— Par exemple ! Et qui m'en empêcherait ?
— Moi.
— Vous êtes folle ou quoi ?
— Folle d'avoir cru en vous, oui.
— Mais enfin, Joyce, que voulez-vous ?
— Que vous partiez.
— Que je... Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ? Et d'abord, où voulez-vous que j'aille ?
— Visiter ces pays dont vous parlez si bien.
— Ce n'est pas possible ! Je ne suis pas fait pour les aventures !
— Il fallait vous en rendre compte avant !
— Allons, Joyce, ne pouvez-vous vous montrer raisonnable, oublier vos songes et voir la vie telle qu'elle est ?
— Non, je ne tiens pas à reconnaître que j'ai été stupide si longtemps ! C'est trop tard ! Et pour tout, il est trop tard ! De gré ou de force, je veux pouvoir croire en vous !
— Au fond, Joyce, je suis et j'ai toujours été un type médiocre, mais je n ai jamais fait de mal à personne...
— Si, à moi !
— Vous vous êtes monté la tête !
— Monté la tête ! Mais vous m'avez pris ma jeunesse, Ken ! Ma jeunesse ! Vous avez emporté avec vous ma joie de vivre ! Je vous déteste parce qu'à cause de vous, je suis obligée de ramener mes cheveux sur les tempes pour y cacher mes premières mèches grises, parce que je ne cesse de penser à toutes ces années perdues à vous attendre, parce que je songe à ce que j'aurais pu faire et que je n'ai pas fait...
— Ce n'est quand même pas de ma seule faute !
— Si... Souvenez-vous de nos projets sous les pommiers ?
— Rêves de gosses !
— C'est trop facile !
— Bon, arrêtons-nous là ! C'est émouvant un moment, j'en conviens... Seulement, il ne faut pas que cela se prolonge trop ! Je vais entrer chez Baradoth, que cela vous plaise ou non !
— Non, Ken, vous allez partir.
— Et qui m'y obligera ?
— Moi.
— J'ai assez ri. Au revoir, Joyce, je me rends chez George.
— Pour lui dire adieu.
— Je dois rire ?
— Cela vaudrait mieux, croyez-moi.
Au soir de ce dimanche, Imogène avait persuadé McGrew et Boolitt de l'accompagner chez Benalder pour avoir une explication avec Ken. Le groupe croisa en chemin George Macosquin, à qui miss McCarthery trouva un drôle d air.
— Venez-vous de chez les Benalder, Mr Macosquin ?
— Non, de chez moi.
— Alors, vous ne sauriez nous dire si Ken est chez ses parents ? Nous avons un compte à régler avec lui.
— Je l'ignore. Tout ce que je peux vous confier, c est que je l'attendais pour déjeuner et qu'il ne s'est pas montré.
— Vous n'avez pas téléphoné ?
— À quoi bon ?
Perplexes, ils laissèrent s'éloigner le jeune professeur. Précédant ses amis, l'Écossaise sonna longuement et inutilement à la porte des Benalder. McGrew et Boolitt parlaient déjà de se retirer. Imogène se contenta d'ordonner :
— Suivez-moi !
Ils la suivirent et pénétrèrent derrière elle dans le petit parc où Joyce avait coutume de se tenir. Ils la découvrirent, appliquée à des travaux d'aiguille, et miss McCarthery ne put s'empêcher de penser à Pénélope, mais une Pénélope qui, déçue par Ulysse et ce retour dont elle espérait tant, se serait remise à la tapisserie pour oublier ses illusions perdues.
— Miss
McCarthery... que c'est gentil à vous
et à vous autres aussi, messieurs, de rendre
visite à une esseulée... Prenez place sur ces
sièges, pas très confortables.
Si Imogène ne se privait pas, en public, et dans son particulier, de blâmer le côté agnelle bêlante de Joyce, elle se laissait toujours séduire par le charme tendre et résigné émanant de sa personne.
— Au vrai, miss Joyce, nous sommes ici pour parler à Ken Benalder.
— Ah ! je suis désolée, mais c est impossible.
— Pourquoi, je vous prie ?
— Parce qu'il n est pas là.
— Où pouvons-nous le joindre ?
— Nulle part.
— Mais enfin...
— Ken est parti, miss McCarthery.
— Quand reviendra-t-il ?
— Je l'ignore.
Les trois visiteurs se regardèrent mutuellement, se demandant si Joyce n avait pas perdu la tête. Miss Woolpit se rendit compte de leur désarroi et elle expliqua :
— J'étais
assise où je le suis en ce
moment... Il s'est approché de moi... Je lui ai
demandé ce qu'il désirait et il m'a répondu :
« Vous dire adieu, Joyce. » Naturellement, je me
suis récriée : « Adieu ? Pour quelles raisons ? »
— « Parce que je pars... » — « Où ?» — « Le
monde... » Vous devez bien vous douter que je
l'ai poussé dans ses derniers retranchements, et
il m'a avoué que la triste aventure dont il avait
été le pitoyable héros venait de lui ouvrir les
yeux sur sa propre personne. Le scandale a été
le coup de fouet nécessaire qui lui a fait prendre
conscience de sa nature profonde, de ses possi
bilités. Il m'a confié que tous ces pays dont il
avait parlé sans les connaître, il tenait à les visi
ter. Il désirait chasser le tigre, il souhaitait risquer sa vie
pour savoir enfin quel homme il était. « Ma coque est encore trop
solide pour que je jette lancre définitivement », m a-t-il crié en
me prenant dans ses bras et il a ajouté : « Pardonnez-moi Joyce,
mais le vertige de l'inconnu m attire... Demandez-leur aussi pardon
à tous, en mon nom... » Mes larmes ont étouffé le bruit de ses
pas.
Cet étonnant récit achevé, les visiteurs ne trouvèrent rien à dire et le silence — un silence quasi religieux — se prolongeait lorsque McGrew résuma l'opinion générale :
— Après tout, c'était peut-être bien un héros... Miss Woolpit répondit avec ferveur :
— Je le crois.
5
Callander bouillait. La nouvelle du départ de Ken avait éclaté à la façon d'un coup de tonnerre dans un ciel d été. Après le scandale de la conférence truquée, la ville s'était rendormie dans sa quiétude. Benalder, le menteur, devait survivre encore quelque temps dans les conversations en servant d'argument décisif aux adversaires d'Imogène, avant que son visage ne s'effaçât dans les mémoires — pourtant redoutables — des Highlanders. Et voilà que sous le choc de l'information touchant l'éloignement de Ken, l'opinion basculait ou, simplement, hésitait. On ne pouvait plus nourrir une idée motivée sur Benalder le jeune, et l'on sait bien que l'incertitude est ce qui déplaît le plus au plus grand nombre. Les ennemis de Ken commençaient à se demander s'ils n'avaient pas été injustes, les indifférents blâmaient la promptitude de jugements mal assurés.
Le jour où l'on apprit que, de longtemps, on ne verrait plus Benalder junior, les gens s'abor-dant dans la rue, après les ordinaires formules de politesse, en venaient tout de suite à la préoccupation du moment.
— À propos, vous êtes au courant pour Ken Benalder ?
— Oui... et je dois avouer que j'ai été surpris.
— Moi de même.
— Peut-être n'avions-nous pas compris ce garçon ?
Dans les magasins, les langues allaient bon train.
— Et avec ces corn-flakes, Mrs Campbell ?
— Des harengs... Vous m'en mettrez trois... Au fur et à mesure qu'il vieillit, John a de plus en plus d'appétit, Mrs Horning... Dites, vous avez appris la nouvelle à propos de Ken Benalder ?
— Oui... Mrs Humphrey m'a renseignée...
— Qu'est-ce que vous pensez de ce brusque départ ?
— Que voulez-vous que j'en pense, Mrs Campbell... Toutefois, si vous tenez à avoir mon avis, je dirais que je ne serais pas étonnée que ce soit une histoire montée par miss McCarthery.
— Dans quel but ?
— Ça... Avec cette rouquine, on peut s'attendre à tout !
Mrs Horning — épicière, rivale de McGrew — ne comptait pas Imogène parmi ses amies.
Sitôt qu'on connut la décision héroïque de celui que, la veille, on bafouait, Pettifogger s'était précipité chez les Haquarson.
— Mon Révérend, j'avais hâte d'apprendre vos sentiments sur le départ de Ken Benalder.
— Ma foi, mon cher ami, je suis un peu désorienté... S agit-il d'un coup de bluff pour tenter de redorer un blason bien terni ? Au contraire, Ken, ayant pris conscience de la gravité de son imposture, a-t-il été saisi de remords et a-t-il voulu se racheter à ses yeux comme aux nôtres ? Non, ne protestez pas, Pettifogger ! Qui peut se vanter de connaître les desseins de l'Éternel, notre Dieu ?
Ce fut Tyler qui renseigna McClostaugh. Ce dernier n'hésitait jamais dans ses jugements.
— Sam, écoutez de toutes vos oreilles ce que je vais vous confier : cette histoire est encore une affaire montée par votre Imogène dans l'espoir de rattraper un peu de son prestige perdu. Le Ken, spécialiste des faux départs, s'en est peut-être bien allé, mais pas loin, et il rappliquera un de ces prochains jours avec une nouvelle provision d'aventures aussi mensongères que les précédentes. Sam, ne tombez pas dans le piège où cette damnée rouquine espère faire choir une ville tout entière !
Dans la villa Benalder, les opinions — comme d'habitude — étaient partagées. Si Alan affichait une indifférence profonde quant à la décision inattendue de son beau-fils, sa femme ne cessait de s'interroger sur la brusque résolution de son enfant. Pourquoi Ken était-il parti sans l'embrasser ? Quant à Joyce, elle ne cessait de gloser sur la grandeur méconnue de Ken et sur la résolution dont il avait témoigné en la quittant. Il était — affirmait-elle — tout entier possédé par le vieux rêve retrouvé, ce qui expliquait qu'il ait omis de prendre congé de ceux qu'il aimait.
— Mais enfin, Joyce, gémissait Esther, pourquoi ne l'avez-vous pas retenu ?
— Il n'est au pouvoir de personne de garder au port le navire dont les voiles sont tendues par les vents qui remporteront.
Quant à George Macosquin, il affirmait ne rien connprendre au subit départ de Benalder jeune.
— Pas un
départ, George, remarquait douce
ment Joyce, un envol...
Le premier moment d enthousiasme passé, Imogène confiait ses doutes à Mrs Elroy :
— Rosemary... qu'est-ce qui a pu décider Ken Benalder à une disparition aussi prompte ? Pourquoi n'a-t-il pas fait part de ses intentions, à nous, ses amis ?
— Il avait autre chose à penser, faut croire !
— Si cela vous suffit comme réponse, pas moi ! Qu est-ce que vous allez imaginer, encore ?
— Je ne sais pas, mais...
Elle regarda la photographie de son papa et celle de Robert Bruce et, puisant dans cette consultation muette un courage nouveau elle affirma :
— Aucune difficulté ne ma jamais fait reculer, Rosemary, et ce n est pas aujourd'hui que je commencerai !
— Mais quelle difficulté, à la fin ?
— L'explication du départ insolite de Ken Benalder.
— Miss Imogène... ne pouvez-vous vraiment cesser de fourrer votre nez dans les affaires des autres ?
— Sans mon initiative visant à le pousser à la mairie, Ken n'aurait pas été humilié publiquement et ne se serait sans doute pas éloigné d'aussi étrange façon. Je me sens responsable de ce départ, Rosemary.
— Bon, et puis après ?
— Je vais en parler à McClostaugh.
— À Me... Vous êtes folle ou quoi ?
Le sergent se levait, étendait ses membres immenses.
— Voyez-vous, Sam, j'en ai assez de servir de tête de Turc à vos concitoyens. Désormais, je ne me mêlerai plus de leurs histoires, sauf dans deux cas : quand il y aura meurtre et lorsqu'il s'agira d'arrêter miss McCarthery... Et je vous fiche mon billet, Sam, que je ne prendrai pas ma retraite avant de la savoir en prison pour dix ans, au moins.
— Chief, pourquoi enfermerait-on quelqu'un qui n'a pas contrevenu à la loi ?
— Tyler ! Vous osez vous moquer de moi ? Innocente, votre garce rouge ! Peut-être n'estimez-vous pas que j'incarne la loi. Dans le cas contraire, je vous prierai de vous rappeler tout ce qu'elle m'a fait endurer depuis que, de retour de Londres, elle s'est installée à Callander ! Sans cesse, je la trouve sur mon chemin, acharnée à me nuire avec sa bande d'ivrognes : McGrew, Boolitt, Mclntyre !
— Ils vous accusent, ceux-là, de rôder autour de leurs épouses...
— C'est un mensonge, Sam, et vous ne l'ignorez pas ! Par les tripes du diable ! Regardez donc à quoi ressemblent Margaret Boolitt et Elizabeth McGrew et dites-moi si un homme doué d un minimum de raison peut être ému par ces deux tristes échantillons de femmes ?
— J'ignore quels sont vos goûts, dans les Lowlands...
— Ça y est ! Voilà le grand mot lâché ! Alors toute ma vie, je vais traîner à vos yeux la honte de n être pas né dans les Highlands ?
— Ne vous énervez pas, chief...
— Ne pas m énerver ! Je voudrais vous voir à ma place... Enfin, c est une manière de parler...
— Bien sûr... Cependant, si vous êtes si malheureux chez nous, pour quelles raisons y restez-vous ?
— Vous vous permettez de me poser des questions, Tyler ? Je commence à voir clair dans votre jeu ! Vous souhaitez mon départ dans l'espoir de prendre ma place ! Un faux jeton, Sam, voilà ce que vous êtes ! Vous aimeriez savoir pourquoi je demeure à Callander, hein ?
— En vérité, chief, ça m'est complètement égal.
— Si je comprends bien, pour vous, je ne représente aucun intérêt en dehors du service ?
— Aucun.
— Merci, Mr Tyler, merci infiniment.
— Et par-dessus le marché, je dois vous apprendre que dans Callander, on répète qui si vous vous entêtez à rester parmi nous, c est à cause d'Imogène McCarthery !
— À cause de... ? Il est vrai que je ne connaîtrai pas le repos avant d'avoir cette abominable Écossaise dans...
— ... dans vos bras.
Archibald regarda son adjoint sans mot dire, trop stupéfait pour pouvoir répliquer. Enfin, il parvint à croasser :
— Qu'est-ce que vous racontez ?
— Je répète ce dont beaucoup parlent ouvertement dans Callander, à savoir que votre fureur latente contre miss McCarthery vient de ce que vous désirez 1 épouser et qu elle s'y refuse.
McClostaugh se dirigea vers le placard, qu'il ouvrit pour y prendre une bouteille de whisky, dont il porta directement le goulot à ses lèvres. Quand il eut avalé une longue rasade, il poussa un soupir profond et, tout en replaçant le flacon, il affirma :
— Un autre que
vous, Sam, aurait proféré
une pareille énormité, je crois que je l'aurais
assommé.
Il eut un rire de défi éclatant comme l'appel du clairon avant l'assaut.
— Moi ! Archibald McClostaugh, je serais devenu assez gâteux, suffisamment dégénéré pour éprouver autre chose que de l'aversion pour cette haridelle au poil rouge ? Que les autres clabaudent, peu m'importe, mais vous, Sam, comment pouvez-vous vous faire l'écho de pareilles infamies ?
— Vous êtes vieux garçon, chief, miss Imo-gène est une vieille fille et ceux qui la connaissent bien déclarent qu'en dépit de ses invectives à votre endroit, elle a un penchant très net pour vous et qu'elle arrivera à ses fins.
— À ses fins ?
— Vous épouser.
Cette fois, le cri de McClostaugh évoqua le beuglement rageur du buffle sur le point de charger. Il n'eut pas le temps de reprendre haleine que déjà miss McCarthery se matérialisait sous ses yeux et remarquait :
— C'est très
curieux, Archie... De quelle façon
vous y prenez-vous ? Un moment, j'ai eu la cer
titude que vous aviez introduit un âne de plus
dans votre bureau.
Le sergent, qui avait repris place dans son fauteuil, se cacha le visage dans les doigts. Imo-gène s'enquit :
— Sam, à quoi joue-t-il ? McClostaugh écarta ses mains :
— Tyler, je ne rêve pas... Elle est bien là ? Imogène n'aimait guère être éloignée d'un
débat ouvert par ses soins.
— Archie, cessez ce marivaudage ! Je dois vous parler de choses graves !
— Non.
— Non?
— Non ! Discourez avec Tyler tant qu'il vous plaira. Pour moi, je ne veux rien avoir à faire avec vous !
— Vous êtes malade ou quoi, Archie ?
Le sergent ne répliqua pas, se contentant de désigner son adjoint du menton. Sam se porta au secours de la visiteuse.
— Que se passe-t-il, miss ?
— C'est au
sujet de Ken Benalder...
Archibald eut un rire déplaisant. Imogène
poursuivit :
— Sam, si
l'anthropopithèque qui est avec
nous dans cette pièce avait la plus légère
conscience de ce qu'est son devoir, il aurait déjà
enquêté sur cet
étonnant départ, mais que peut-on attendre d un étranger qui s est
glissé frauduleusement parmi nous ?
McClostaugh sifflota Back o'Benachie.
— Vous qui avez du bon sens, Sam, la fuite de Ken ne vous inquiète-t-elle pas ?
— Pourquoi devrait-elle m'inquiéter ?
— Je ne sais pas...
Archibald se mit à chantonner Wïa hundred pipers.
— Croyez-vous,
miss, que Mr Benalder essaie
d attirer de nouveau l'attention sur lui ?
— Pourquoi le
ferait-il après sa défaite ?
Le sergent
fredonna Flowers ofthe forest.
— Et si vous
priiez ce grand imbécile de se
taire, Sam ?
L'homme des Lowlands imita l'orchestre jouant Mrs Kirkwood's waltz, et Imogène se planta devant son ennemi.
— Vous
m'exaspérez, Archie ! Et si vous
continuez votre manège, il va y avoir du vilain !
Le policier se mit à chanter à pleine voix Skye boat song.
— Vous l'aurez voulu !
Avant que Tyler ait pu prévoir son geste, miss McCarthery enfonça dans la bouche largement ouverte du chanteur l'éponge humide servant à coller les timbres qui traînait sur le bureau. Les vocalises de McClostaugh se terminèrent dans un râle et Sam dut plonger ses doigts épais dans la gorge de son supérieur — dont le visage se violaçait — pour en retirer ce qui l'obstruait. Pendant que le sergent tentait de récupérer son self-control, Imogène remarquait gentiment :
— Vous avez
tort, Archie, de toujours me
pousser à bout.
Puis elle s'en fut, d une démarche qui avait dû être celle de saint George après qu'il eut terrassé le dragon.
McClostaugh reprenait tout juste goût à la vie — grâce aux rasades d alcool dont Tyler lavait abreuvé — lorsque Esther Benalder se présenta :
— Je souhaiterais parler au sergent McClostaugh.
— C est que, pour l'heure, il est assez mal en point... Un malaise subit...
Archibald tonna :
— Un malaise... un attentat, oui ! Un attentat dont vous vous êtes fait le complice, Tyler !
— En voilà une autre !
— Vous protégez cette folle ! Osez dire le contraire !
Mrs Benalder intervint timidement.
— Je vous demande pardon, gentlemen. Hargneux, le sergent s'enquit :
— Qu'est-ce que vous voulez ?
— Vous faire part de mon inquiétude.
— À quel propos ?
— Mon fils.
— Encore ! Il commence à me casser les pieds, Monsieur votre fils !
— Oh!
— Enfin, ce n'est pas le bureau des personnes disparues, ici !
La visiteuse fondit en larmes.
— Personne n
aime Ken, sauf moi !
Ému, Tyler s approcha.
— Allons, Mrs
Benalder, ne vous laissez pas
aller, nous vous aiderons dans vos difficultés.
McClostaugh s'indigna :
— En somme, moi, je n'existe plus ? Vou-driez-vous prendre place dans mon fauteuil, Tyler ?
— Chief, vous nous fatiguez...
— Bravo ! Jolie mentalité, Sam, et dont je tiens à vous féliciter !
— Il ne s'agit pas de moi, mais de Mrs Benalder !
— Il s'agit de qui je veux et vous n'avez pas d'ordres à me donner !
Mrs Benalder remarqua :
— Peut-être
ferais-je mieux de revenir ?
Archibald hurla :
— Non, Madame. Vous êtes venue me parler de votre fils, alors parlez-m'en !
— Il est parti.
— Et après ?
— Sans me dire adieu.
— L'ingratitude, l'indifférence sont malheureusement une des spécialités de Callander.
— Ken m'aimait beaucoup.
— C'est ce qu'affirment toutes les mères.
— Ken m'aimait.
— D'accord... Dans ce cas, comment expliquez-vous son comportement ?
— Je ne l'explique pas et c'est pour cette raison que je suis là.
— Ken Benalder est majeur... Il a décidé de partir en voyage... Je ne vois pas en quoi cela regarde la police, dans un pays où le citoyen est libre d'agir comme il l'entend à condition de respecter la loi.
— Sans doute,
mais je pensais que la police
aimerait savoir pourquoi il s'en est allé sans
bagages, sans papiers, sans argent et sans que
personne puisse se rappeler l'avoir vu sur l'une
des routes quittant notre ville. Il n'a pas loué de
voiture, il n'a pas pris le train.
Pendant quelques jours, on ne vit plus dans Callander que les deux policemen interrogeant ici, vérifiant là et flanquant la fièvre à tout le monde. Lorsqu'il eut acquis la conviction que nul n'avait aperçu Ken Benalder après qu'il eut quitté sa demeure et qu'il fut convaincu que le garçon était parti les mains dans les poches, sans un sou et sans ses papiers, McClostaugh s'enferma dans sa chambre et, tirant la langue, rédigea un rapport pour le superintendant de Perth. Cette tâche épuisante achevée, Archibald jugea qu'il avait bien mérité un whisky qu'il s'en alla, incontinent, boire au Fier Highlander.
Ce soir-là on discutait ferme, tant sur le départ de Ken que sur l'activité des policiers. Quand McClostaugh entra dans le pub, quelqu'un remarqua à haute voix :
— Tiens, voilà
Sherlock Holmes !
À quoi Imogène rétorqua :
— Un Sherlock
Holmes qu'il faut drôlement
pousser pour qu'il se mette en route !
Archibald ne répliqua pas et se contenta de prier Margaret Boolitt de lui servir un double whisky. Il ne répondit pas davantage à Fergus Mclntyre lui proposant de prendre sa photo.
George Macosquin apparut, créant une diversion. Il s'adressa tout de suite à McClostaugh.
— Rien de nouveau pour Ken, sergent ?
Le policier, à qui les réflexions des autres avaient déjà mis les nerfs en pelote, s'adossa au bar.
— Mr Macosquin, je n'ai à rendre compte de mes activités à personne et à vous moins qu'à tout autre !
— Parce que ?
— Parce que tant que Benalder n'aura pas été retrouvé, je vous tiens pour suspect.
— Suspect ? Mais de quoi ?
— Ça ne vous regarde pas.
— Ah ! pardon ! Permettez !
— Non.
Et fort incivilement, Archibald tourna le dos à son interlocuteur, tandis qu'Imogène glapissait :
— Ne vous
occupez donc pas de ce que
raconte ce cher sergent, George ! Vous savez
bien qu'à partir de 5 heures, il perd ce qu'il lui
reste de jugeote ! Venez plutôt boire un verre !
Mr McClostaugh eut un ricanement de mépris.
— C'est ça,
allez boire un verre avec votre
complice.
Macosquin, qui s'éloignait, revint sur ses pas.
— Ma complice ? Vous commencez à m'échauffer les oreilles, sergent !
— Eh bien ! Allez vous coller la tête dans la glacière !
Margaret crut bon de s'esclaffer et de dire :
— Voilà qui
est envoyé !
De sa place, Ted rugit :
— Continuez,
Mrs Boolitt, et vous direz si ce
que vous recevez aura été bien envoyé !
Le sergent conseilla :
— Ne répliquez
pas, Mrs Boolitt... quand on
a eu le malheur de se mésallier, il faut se rési
gner à en supporter les conséquences.
Contrairement à son habitude, Ted ne réagit pas bruyamment. Il se leva, très digne, et dans un silence total, il s en fut se planter devant le sergent :
— Excusez-moi, sir, mais il me semble vous avoir entendu dire à cette femme qu elle s'était mésalliée ?
— Exact.
— Vous savez, sir, que cette créature est mon épouse ?
— Exact.
— C'est donc délibérément que vous m'avez insulté ?
— Exact. Rien d'autre à ajouter, sir ?
— Une toute petite chose, sir... ceci.
Ted Boolitt écrasa le nez de McClostaugh d'un direct où il avait mis et sa hargne et sa force. Le policier tomba sur le derrière. Après quelques secondes de flottement, il épongea le sang coulant de ses narines et s'approcha du tenancier du pub. Fort excitée, Margaret s'écria :
— Allez-y,
Archie ! Tuez-le une bonne fois
pour toutes !
N'écoutant que son amour de la paix, Macos-quin se jeta entre les combattants et arriva juste à temps pour encaisser à la mâchoire le formidable crochet que McClostaugh destinait à Ted. On vit alors le malheureux George osciller sur ses bases, le regard fixe, comme halluciné, puis on devina que dans son cerveau choqué s'imposait l'idée de rejoindre sa chaise et il partit, ballottant de droite à gauche, telle une barque emportée par des courants contraires et, pour terminer, le très correct professeur George Macosquin s'effondra sur la table de miss McCarthery. Ted Boolitt profita de la distraction générale pour flanquer à nouveau son poing dans la figure de McClostaugh qui se retrouva, une fois encore, sur son séant. Mais il avait compté sans l'hostilité latente de sa femme qui, pour aider le policier et lui donner le temps de se relever, aveugla et étouffa son époux de sa patte-mouille grasse à souhait, qu'elle lui expédia d'une main sûre au visage. Cette traîtrise permit à Archibald de reprendre l'avantage et Boolitt aurait passé un bien vilain quart d'heure si McGrew ne s'était précipité en renfort. Une sacrée empoignade au cours de laquelle — hasard ou préméditation — le poing de McClostaugh s'enfonça dans la maigre poitrine d'Imogène, laquelle s'affaissa sans un cri. Quelque peu abasourdis, les combattants regardaient l'Écossaise étendue à leurs pieds. McGrew dit au sergent :
— Et si vous l'avez tuée ?
Archibald haussa les épaules, mais l'inquiétude commençait à le tarauder. Ted remarqua :
— Elle ne semble pas respirer.
De derrière le comptoir, Margaret lança :
— Faudrait peut-être lui faire du bouche-à-bouche... mais pas vous, Ted !
— Je sais pas faire, et vous McGrew ?
— Moi non plus.
Alors, tous deux se tournèrent vers le policier, qui eut d abord un haut-le-corps devant la perspective offerte puis, esclave du devoir, murmura :
— Si vous
croyez que c est nécessaire... ?
McGrew assura :
—
Indispensable, si vous ne tenez pas à la
voir mourir étouffée.
Ted renchérit :
— Vous avez dû
lui casser quelque chose
dans l'intérieur.
Résigné, McClostaugh empoigna le torse dlmogène qu'il souleva, et posa ses lèvres sur celles de l'Écossaise. L'expérience ne dura guère et Mclntyre eut juste le temps de prendre une photo avant que miss McCarthery ne repoussât Archibald des deux mains en criant :
— Seigneur !
Que se passe-t-il ? J'ai cru être
assaillie par un bouc sentant le whisky !
À Perth, le superintendant Andrew Copland restait perplexe après la lecture du rapport signé par le sergent McClostaugh au sujet de la nouvelle disparition de Ken Benalder. Il confia ses soucis à l'inspecteur Belford.
— Ce garçon qui apparaît et disparaît comme s'il se matérialisait subitement ou se désintégrait en un clin d'œil m'ennuie, Dave.
— Je devine que je vais devoir replonger dans le folklore de Callander.
— Je le pense... Il ne faudrait pas que leurs plaisanteries brutales tournent en drame.
— À ce point ?
— Écoutez, Dave, McClostaugh est ce qu'il est, mais c'est un type de devoir. Il peut se tromper dans ses jugements, mais il sait mener une enquête, même si ce n'est pas de façon très orthodoxe... Quant à Tyler, son adjoint, c'est un bon et honnête policier.
— Et vous concluez ?
— Que si ces deux hommes n'ont pas retrouvé la moindre trace du départ de Benalder, c'est qu'il n'y en a pas et s'il n'y en a pas, c'est que ce type n'a pas quitté Callander.
— Où est-il, alors ?
— Je n'ose pas encore répondre à cette question.
— Vous ne croyez pas que vous exagérez ?
— Dave... Il semble qu'il soit parti sans papiers, sans argent, sans bagages, sans prendre congé de sa mère.
— Évidemment, c'est bizarre.
— Je crains que ce soit pire que bizarre...
Si Ted Boolitt, dans son lit, souffrait des coups reçus la veille, il trouvait un apaisement en regardant le visage de sa femme, qui portait les traces colorées du châtiment de sa félonie conjugale. De même, si McGrew, courbaturé, refusait de répondre aux admonestations de son épouse lui faisant honte de sa paresse, si McClostaugh ne pouvait bouger aucun muscle de son visage sans gémir, chez les Benalder on souffrait d'une autre façon.
Vers le milieu de la matinée, Macosquin, remis du choc subi au Fier Highlander, était venu voir Joyce et ne lavait point trouvée. Par contre, il avait trouvé Alan Benalder.
— Ah, George,
je suis heureux de vous ren
contrer. Venez dans mon bureau, j'ai à vous
parler.
Intrigué, le jeune homme suivit le professeur qui lui déclara :
— De temps en temps, j'aime bien parler à cœur ouvert entre hommes, surtout entre hommes d'âges différents.
— Pourquoi ?
— Parce que si l'un est généralement guéri de toutes les petites misères de la jeunesse que sont la naïveté, le désir d'être heureux d'une certaine manière et pas d'une autre, la foi dans un amour unique et autres balivernes romantiques que la vie se charge de dissiper, l'autre est encore au moment où il a besoin de conseils et, à ce propos — ne vous récriez pas — je me demande si votre mariage avec Joyce serait une bonne chose...
— En voilà une idée !
— Je vous connais bien tous les deux.
— Nous avons toujours été faits l'un pour l'autre, Joyce et moi... Depuis mon adolescence, j'ai rêvé d'être aimé de Joyce... et j'ai attendu si longtemps !
— Trop longtemps ! J'ai peur que la Joyce que vous voulez épouser ne soit pas celle dont vous rêviez.
— Allons donc ! J'aime Joyce d'un amour profond, solide.
— Et si elle, un jour, ne vous aimait plus ? Elle a beaucoup aimé Ken...
— Elle a cru l'aimer !
— C'est tout comme !... George, Joyce m'a chargé de vous apprendre qu'elle ne vous épouserait pas.
— Quoi ? Qu'est-ce que vous dites ?
— Joyce ne vous aime que d'un amour fraternel et il n'en a jamais été autrement.
— Mais... mais... Pourquoi m'a-t-elle joué cette comédie ?
— Pas à vous, à elle.
— Ma vie entière reposait sur l'amour de Joyce, et me voilà de nouveau seul.
— Vous l'auriez été de toute façon. Nous avons tous eu notre Joyce... Les mêmes filles ont enchanté la jeunesse de garçons qui se ressemblaient et, parvenus au bout de leurs songes...
— Qu'est-ce qu'ils font ?
— Ils s'occupent de cailloux, d'insectes, de fleurs ou de pièces de monnaie.
Tyler se pencha sur le lit où sommeillait son chef et secoua ce dernier, qui protesta :
— Vous êtes fou, Sam ? Vous me prenez pour un prunier ?
— À vrai dire, sergent, vous semblez plutôt déguisé en arc-en-ciel, si j'en juge par l'étonnant assemblage de couleurs qu'offre votre visage.
— Tyler, je ne suis pas d'humeur à apprécier vos plaisanteries.
— Peut-être apprécierez-vous davantage celles de l'inspecteur Belford ?
— Pourquoi diable l'inspecteur Belford ?
— Parce qu'il
vous attend dans votre bureau.
Archibald sauta sur sa descente de lit, furieux.
— Pouviez pas
le dire plus tôt, non ? Toujours
vos méthodes de faux jeton, hein ? Vous essayez
— passez-moi mon pantalon — de me démolir
aux yeux de mes supérieurs, pas vrai ?
À la vue de McClostaugh, l'inspecteur siffla de surprise.
— Qu'est-ce qui vous est arrivé, sergent ?
— Un petit accident.
— Vraiment ? Vous êtes sûr de n'avoir pas mis, par mégarde, votre tête dans une concas-seuse ? Enfin, ce sont vos affaires, tant qu'il n'y a pas de plainte... Vous vous doutez, j'imagine, que c'est votre rapport qui est l'objet de ma venue ?
— Bien sûr.
— J'ai été étonné de constater, en me promenant dans les rues, l'étrange émotion qui s'est emparée de Callander.
— C'est normal, tout le monde, ici, se pose des questions au sujet de la disparition de Ken Benalder.
— Je n'ai pas eu le sentiment que c'était là ce qui faisait le sujet des colloques rassemblant des groupes apparemment fort excités.
— Et quoi donc, alors ?
— Ceci.
Belford tendit à Archibald le journal de Callander où, en première page, s'étalait la photo prise par Mclntyre montrant McClostaugh tenant Imogène dans ses bras et donnant l'impression de lui plaquer un farouche baiser sur les lèvres. La légende de cette photo était :
« La passion conserve la jeunesse. Quand entendrons-nous sonner les cloches du mariage ?» Le sergent suffoquait d'indignation.
— Mais il s'agissait d'un bouche-à-bouche !
— Soyez certain que personne n'en doute. Je n'ai rien contre l'amour, sergent, cependant à votre âge et dans votre condition, un peu de discrétion ne choquerait personne. Et maintenant, parlons de notre affaire.
En descendant — fort tard — prendre son breakfast, Imogène avait la tête lourde, la bouche amère, la poitrine douloureuse. Poussant la porte de la cuisine, miss McCarthery vit Mrs Elroy.
— jour, Rosemary.
— 'jour. Ce manque inhabituel de civilité intrigua l'Écossaise.
— Quelque chose qui ne va pas ?
La vieille servante regarda sa maîtresse en face et annonça d'une voix grave :
— Je suis bien peinée, miss Imogène, de constater que vous n'avez pas confiance en moi, et c'est pourquoi je quitte votre service.
— Que me chantez-vous là, Rosemary ? Vous savez que je n'ai pas de secret pour vous ! Miss Elroy plaça le journal sous les yeux de l'Écossaise.
— Et ça ?
J'étais au courant, peut-être ?
Ayant vu la photo, lu la légende, Imogène eut
un râle où la fureur, le désespoir et la honte se mêlèrent pour donner un cri qui fit se demander à Rosemary comment un gosier humain pouvait émettre un tel son.
— En résumé,
nous avons une certitude : la
disparition de Ken Benalder, et des présomp
tions de meurtre ou d'accident, car personne ne
s'en va courir le monde sans papiers, sans
argent, ni bagages.
McClostaugh et Tyler suivaient attentivement la démonstration de l'inspecteur.
— Il est
évident que nous ne pouvons parler
de meurtre sans « corpus delicti »... S'il s'était
agi d'un suicide, nous aurions retrouvé le
cadavre. Un type qui met fin à ses jours
n'éprouve pas le besoin de se cacher. En tant
que policiers, nous devons penser au meurtre.
Seulement, qui dit meurtre suggère le motif.
Pourquoi aurait-on voulu tuer Ken Benalder ?
McClostaugh donna son opinion :
— Des gars du clan de la rouquine, qui n'ont pas pardonné à Benalder de les avoir ridiculisés ?
— Un peu mince, non ? Et vous, Tyler ?
— Le retour de Ken a jeté bas les espérances de Macosquin qui, désormais, peut recommencer à envisager son mariage avec Joyce Woolpit, maintenant que l'autre a disparu.
Belford approuva :
— Je pense, en
effet, que le scandale de la
conférence n'a rien à voir avec la mort de
Benalder. Macosquin, c'est ce gentleman qui
parlait si tendrement de Pénélope, en réalité de
Joyce Woolpit ? Un amour pareil est sûrement
capable de tout.
McClostaugh, ne voulant pas être oublié, ajouta :
— Nous devons penser à ce que nous a appris miss Woolpit : en la quittant, Ken lui a annoncé qu'il se rendait chez Macosquin.
— Curieux, non ?
— Il paraît que Macosquin l'avait invité à déjeuner.
— Étrange
façon de traiter un rival.
Archibald insinua :
— À moins
qu'on ne nourrisse certains des
seins, ou qu'on ait un complice susceptible de
vous redonner le goût de vivre en éliminant
celui qui vous gêne.
Tyler protesta :
— Voyons, chief, qui, dans Callander, serait assez dénué de scrupules pour agir de la sorte ?
— Je connais au moins une personne capable de le faire : cette diablesse d'Imogène McCar-thery.
— Vous parlez de moi, Archie ?
Les trois hommes se retournèrent pour regarder la terrible rouquine qui s'approchait d'eux. Jetant le journal sur la table, elle posa l'index sur la photo compromettante et s'enquit avec une fausse douceur :
— Que comptez-vous faire pour réparer ça, Mr McClostaugh ?
— Rien... c'était un bouche-à-bouche pour vous aider à respirer.
— C'est vous qui le dites ! Mais l'opinion publique ?
— M'en fiche !
— Pas moi ! Vous avez lu la légende sous la photo ?
— Idiote !
— Ne comprenez-vous pas, Archie, qu après ce qui s est passé publiquement, aucun homme ne voudra plus de moi ?
— Avant non plus !
— Puisque vous le prenez sur ce ton, McClos-taugh, j'exige le mariage et j'espère, alors, que le Seigneur nous accordera encore un nombre suffisant d'années pour que je puisse vous dresser !
Le sergent prit les deux autres à témoin.
— Elle est folle ! Moi ? L'épouser ? Je préférerais me pendre !
— Dans ce cas, achetez la corde au plus vite, car je vais de ce pas déposer une plainte et le juge vous forcera à m'épouser ou à me verser une solide indemnité. Au revoir, gentlemen, bye-bye Archie !
Dans le silence qui suivit le départ de la visiteuse, McClostaugh dit :
— Vous l'avez
entendue ? Vous vous êtes
rendu compte que je n'exagère pas en affirmant
qu'elle n'est pas normale ?
L'inspecteur répliqua sèchement :
— En l'occurrence, elle est tout à fait normale, et je crains pour vous qu'on ne vous oblige à l'épouser ou à vous ruiner.
— Mais ce n'est pas possible, voyons !
— Aucun juge écossais, anglais ou gallois n'oserait débouter miss McCarthery avec une pareille photo pour illustrer sa plainte ! Sur ce, je vais bavarder avec Mr Macosquin.
Si la vue du cliché dans le journal enchantait le plus grand nombre, elle avait fait souffler un vent de panique dans les foyers des trois veuves, du pharmacien et du pasteur. Les premières se lamentaient et comparaient ce coup du destin à celui qui avait frappé les hommes d'avant le déluge. Aigre, Sue Pettifogger reprochait à son mari d'avoir toujours joué la mauvaise carte depuis leur mariage et lui conseillait méchamment de réserver, désormais, l'exclusivité de ses activités à ses pommades et à ses pilules. Quant à Deborah Haquarson, elle demandait à son révérend époux si Callander avait perdu tout sens moral pour qu'on y puisse voir de pareilles horreurs.
Mais le plus atteint de tous était, sans conteste, l'auteur même du scandale, le sergent Archibald McClostaugh. Après le départ de l'inspecteur, il avait évoqué d'un ton morne l'avenir qui s'ouvrait devant lui.
— Ou je m'enchaîne à un monstre pour le reste des années que j'ai encore à vivre, ou je me ruine et me réserve une vieillesse malheureuse.
— Miss Imogène fera peut-être une bonne épouse ?
— Oh ! je vous en prie, Sam... Je suis fichu, pas besoin de nourrir de folles illusions...
Soudain, le sergent poussa un cri.
— Sam !
— Chief ?
— Sam, si nous découvrions que Ken Benal-der a été assassiné et que la McCarthery a été complice du crime, serais-je encore obligé de l'épouser ?
— Je ne le pense pas.
— Sam, vous me redonnez le goût de vivre !
Callander était partagé entre le rire que déclencheraient les malheureuses aventures amoureuses du sergent McClostaugh, qu'au fond on ne prenait pas au sérieux, et le souci de la mort supposée de Ken Benalder. Les honnêtes gens n'aiment pas savoir qu'un meurtrier se cache parmi eux. Les plus sensibles éprouvaient, en outre, un peu de remords en se rappelant la « bronca » qu'il avait subie à sa conférence. Peu à peu, l'amusement cédait à une gêne chaque jour plus pénible. On oubliait la bagarre entre Archibald et Imogène, pour ne plus penser qu'à celui qui passerait tôt ou tard dans Callander, les menottes aux poignets.
Macosquin regrettait de n'être pas parti comme il y était résolu quelques jours plus tôt. Il était resté pour rien, puisque Joyce ne voulait plus de lui. Tout ce qu'il avait gagné à croire en elle, c'était d'être à nouveau soupçonné de meurtre. Aussi placide qu'il fût, la moutarde commençait à lui monter au nez. Il se rendit chez les Benalder, bien décidé à exprimer clairement ce qu'il pensait des volte-face sentimentales de Joyce Woolpit. Mais sitôt qu'il se trouvât devant elle, une fois de plus, sa hargne — pour si légitime qu'elle fût — l'abandonna.
— George... On vous a fait la commission ?
— Joyce... il n'est pas possible que sachant que je vous aime comme je vous aime, vous...
Elle l'interrompit :
— Je vous
demande pardon, George... Vou
lez-vous essayer de comprendre ?
— Je n'ai plus envie de comprendre.
— Je n'ai pas le droit d'abandonner Ken.
— Joyce, je vous en supplie, voyez ce qu'est ce garçon bluffeur.
— Oh ! lui, je sais ce qu'il vaut...
— Et vous l'aimez quand même ?
— Je le méprise, voulez-vous dire !
— Alors, je ne vois pas...
— Le malentendu vient de ce que, les uns et les autres, nous ne parlons pas du même personnage. Vous George, vous ne pensez qu'à ce Ken vulgaire, menteur, que j'ai chassé et qui ne reviendra jamais.
— En connaissez-vous donc un autre ?
— Oui... je connais un Ken parti il y a dix ans, dont j'attends le retour.
— Je vous en prie, Joyce... reprenez-vous...
— Contre ce Ken, George, vous ne pouvez rien, c'est lui que je défends... mon Ken parti au large du monde !
— Vous délirez, Joyce !
— Tous les Ken de notre jeunesse partent au large du monde et nous sommes quelques-unes à avoir le courage de leur garder foi.
— Et des enfants, Joyce, vous n'aimeriez pas en avoir ?
— Ils ne seraient pas de lui...
— Nous voilà donc, tous deux, enchaînés à un mort qui n'a jamais vécu ?
— Il ne s'agit pas d'un mort... Mais vous, George, mariez-vous !
— Je n'ai pas eu besoin d'inventer une femme puisque vous étiez là...
— Faites comme moi, alors... Je me suis bâtie une existence que personne ne soupçonne... Une vie où mes rêves passent comme des papillons sur les prairies écossaises au printemps.
— À quoi vous mènera cette dérisoire chasse aux papillons ?
— À vieillir sans regrets...
Callander s énervait. Les nerfs tendus, on y vivait dans l'attente de l'arrestation de lauteur d un crime hypothétique. Situation bizarre, illogique et qui, par là-même, enchantait ces fous d'Ecossais. Les moins impulsifs n'ajoutaient pas foi à la mort de Ken — un habitué des disparitions et réapparitions soudaines — et affirmaient qu'il devait se terrer dans quelque coin du Royaume-Uni en attendant que sa légende reprenne vie dans un silence strictement observé. Quant à Macosquin, il n'y avait que les femmes — toujours persuadées que les hommes sont sans cesse prêts à mourir pour elles — pour se convaincre que la passion avait pu armer son bras.
McClostaugh et Tyler avaient mené minutieusement leur enquête et interrogé les voisins des Benalder et ceux qui, le jour du départ de Ken, avaient pu passer par là et l'apercevoir. Le résultat se révéla décevant : personne n'avait vu le jeune Benalder tant sur le chemin menant au cottage de Macosquin qu'aux abords de la demeure du vieux géologue. On eût pu penser que Ken s'était évaporé. Dave Belford était retourné à Perth pour exposer la situation à Copland.
Archibald était profondément mortifié de ne pas aboutir dans ses recherches. Un moment, il avait espéré pouvoir arrêter le meurtrier de Ken Benalder et ainsi s'imposer à l'admiration de Callander. Après tous ces interrogatoires inutiles, il ne croyait plus à sa chance.
— Au fond, Tyler, nous avons foncé comme des chiens de chasse, sans même savoir s'il y avait du gibier.
— Vous voulez dire...
— Je veux dire, Sam, que nous sommes embarqués dans une histoire qui n'a ni queue ni tête... Sur quoi nous appuyons-nous pour rechercher un prétendu criminel ? Sur des ragots de commères énervées et sur les plaintes d'une mère refusant de reconnaître l'ingratitude, l'indifférence de son fils à son égard. Je crois que le super a été trop vite. Il fallait d'abord trouver le cadavre... Tyler, en dépit de toutes les présomptions, de toutes les preuves indirectes, il n'y a pas d'action en justice possible tant qu'on ne fournira pas aux juges le « corpus delicti ».
— Alors, on laisse tomber ?
— Sou venez-vous, Sam, que nous ne faisons qu'obéir et qu'il ne nous appartient pas de trancher.
— Alors, on continue ?
— Il le faut. Allons cuisiner, une fois de plus, notre suspect n° 1.
George Macosquin habitait un cottage qui s'insérait parfaitement dans le paysage et dans la tradition. Il vivait là dans un confort typiquement britannique avec, en plus, le particularisme écossais. Il reçut les policiers sans montrer la moindre hargne. Cette douceur de caractère déroutait McClostaugh plus que des injures ou simplement de la mauvaise humeur.
— Alors, sergent, avez-vous abouti dans vos recherches ?
— Pas encore.
— Et je suis toujours suspect ?
— Plus que jamais.
— Bon. Que puis-je pour vous ?
— Vous nous aideriez beaucoup si vous reconnaissiez avoir tué Ken Benalder et si vous nous révéliez où vous avez caché sa dépouille ?
Macosquin eut un petit rire triste.
— J'aimerais
vous donner un coup de main,
mais vous m'en demandez trop.
Archibald hocha la tête et soupira.
— Vous voyez, Sam, on ne peut compter sur personne... Vous sortiez, Mr Macosquin ?
— Oui, j'allais chez Mrs Wroxton porter mon linge.
— Il est dans ce sac ?
— En effet.
— Vous voulez me le montrer ?
— Mon linge sale ?
— S'il vous plaît.
— Vous avez des idées vraiment bizarres, sergent. Mais enfin, si cela vous fait plaisir...
À peine Macosquin avait-il vidé son sac que McClostaugh se jeta sur une chemise au plastron taché.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Du sang.
— Enfin !
— Mais il s agit de mon sang !
— Que vous dites ! J'emporte cette chemise. Rédigez un reçu, Tyler.
— Vous savez, McClostaugh, j'ai beaucoup saigné du nez lors de notre bagarre au Fier High-lander.
— Nous verrons ce que les experts en penseront. En tout cas, ne quittez pas Callander sans nous en avertir.
En regagnant la ville, McClostaugh jubilait.
— Je crois que
nous le tenons, Sam ! J'aurais
dû penser plus tôt au linge ! Filons chez
Mrs Wroxton.
Mrs Wroxton, une grosse femme toujours prête à la plaisanterie, accueillit le sergent en prévenant d'une voix forte ses employées.
— Attention,
petites ! Voici don Juan en per
sonne !
Archibald prit très mal la chose.
— Il se peut, Mrs Wroxton, que vous trouviez ce genre de réflexion spirituel, moi je le juge idiot. De plus la loi ne tolère pas qu'on se moque d'un policier. Pouvez-vous m'apprendre si vous avez reçu du linge taché de sang ?
— Ma foi... Si vous vous figurez que je colle mon nez dans le linge sale, vous vous trompez !
— Je dois donc considérer votre réponse comme négative ?
— Il me semble.
À ce moment, une des petites remarqua :
— J'ai relevé
des taches sur un corsage...
peut-être du sang... enfin, je sais pas trop...
Mrs Wroxton cria :
— Quand on ne
sait pas, on se tait, idiote !
Le policier prit la défense de la gosse.
— Vous pouvez me montrer ce corsage ?
L'employée fouilla dans un tas de linge et rapporta le chemisier en question où apparaissaient, en effet, les traces laissées par des gouttelettes d un liquide foncé. Ce pouvait être du sang.
— Qui vous a remis ce vêtement ?
— Il y a le nom sur 1 étiquette.
La gamine s'en fut la lire et de loin, lança :
— Miss McCarthery !
Les pieds du sergent McClostaugh semblaient ne pas toucher terre, et Tyler avait du mal à rester à sa hauteur. Tout en marchant, Archibald extériorisait sa joie.
— Sam, c'est formidable ! Je les tiens tous les deux. Quelle idée géniale d'avoir pensé à regarder le linge sale des deux suspects, hein ?
— Il me semble, chief, que si, en tuant quelqu'un, je salissais mes vêtements, je les nettoierais moi-même plutôt que de les confier à autrui.
McClostaugh prit un ton fraternellement apitoyé.
— Toujours
cette jalousie dont vous ne par
venez pas à vous défaire, mon pauvre Sam.
Notez que je vous comprends... (Il poussa un
gros soupir.) Ce ne doit pas être drôle de se com
parer quotidiennement à un homme comme
moi... Ne soyez pas amer, Tyler, ou alors prenez-
vous-en à Dieu qui répartit inégalement ses
bienfaits. En tout cas, je vous préviens, dans
votre intérêt : n'essayez pas de vous porter, une
fois encore, au
secours de miss McCartheiy... Ce serait une trahison, pire, une
félonie et, en dépit de la peine que je pourrais en ressentir, je
vous ferais déférer devant le Conseil de discipline. J espère que
vous ne me pousserez pas à cette regrettable
extrémité.
En arrivant au poste, les deux policemen eurent la surprise d y trouver l'inspecteur Bel-ford qui, tout de suite, leur annonça :
— Messieurs,
je suis navré de vous apprendre
que le superintendant a décidé de clore l'enquête
concernant la soi-disant disparition de Ken
Benalder. On ne rouvrira le dossier que si un fait
nouveau et important se produisait.
Avant que McClostaugh n'ait eu le temps de protester, Fergus Mclntyre — le garde-pêche — pénétrait dans le bureau et portant un doigt à la visière de sa casquette, lançait :
— Salut !
Le sergent, furieux d'être empêché de faire valoir ses arguments pour la poursuite de l'enquête, avança un visage menaçant vers le visiteur.
— Qu'est-ce que vous venez fiche ici, Mclntyre ?
— Simplement vous avertir que j'ai trouvé ce que vous cherchez.
— Et comment savez-vous ce je cherche ?
— Ça serait pas
un cadavre, des fois ?
L'inspecteur jugea opportun d'intervenir.
Repoussant légèrement Archibald, il dit à Fergus :
— Parlez-nous de votre découverte, mon ami.
— Eh bien ! sir, comme vous l'avez peut- être appris, je suis le garde-pêche du coin... Aujourd'hui, étant allé me balader dans la partie des Trossachs qui me concerne, histoire de voir s'il y aurait pas des gars qui pécheraient sans autorisation... Voilà que tout d'un coup, Hamlet, c'est mon chien, se met à aboyer avec fureur, sous le couvert où il s'était enfoncé. Je l'appelle, il ne revient pas. Parce que c'est un chien sérieux, qui ne dérangerait pas son maître pour rien, je suis allé voir et je l'ai vu.
— Le chien ?
— Le chien d'abord, mais aussi Ken Benalder.
— Qu'est-ce qu'il faisait ?
— Rien. Il se contentait d'être mort. Le sergent grogna :
— Mort, c'est vite dit !
— J'ignore de
quelle façon cela se passe dans
les Lowlands, mais chez nous, quand on trouve
un type avec le crâne enfoncé qui pue sérieuse
ment, on ne juge pas utile de le questionner sur
son emploi du temps.
L'inspecteur eut le mot de la fin.
— Allons,
là-bas. Tyler, prévenez Mr Plunket
et qu'il nous rejoigne avec sa camionnette.
Mr Mclntyre va vous donner les coordonnées.
Une confrontation pénible. Même Mr Plunket, en dépit de sa qualité de directeur-propriétaire des Pompes funèbres de Callander, avait pâli devant le spectacle offert et l'affreuse odeur qui vous assaillait. L'inspecteur décida :
— Emmenez le
cadavre à la morgue et priez
le Dr Elscott d'en faire l'autopsie.
Le chargement de la dépouille dans la camionnette fut une rude affaire et lorsque la voiture eut disparu, les policiers et le garde-pêche étaient blêmes. McClostaugh déclara :
— C'est dans
ces moments-là qu'on com
prend mieux encore l'utilité du whisky.
Quand ils furent tous, de nouveau, réunis au commissariat, le sergent remarqua d'une voix triomphante :
— Je pense que
maintenant, il n'y a plus de
doute, Macosquin et la McCarthery ont assas
siné Ken Benalder afin que le premier puisse
épouser Joyce Woolpit.
L'inspecteur rectifia :
— Nous sommes certains, en effet, que Benalder a été tué, mais nous ignorons qui est l'auteur du meurtre... Non, ne protestez pas, McClostaugh, vous n'avez aucune preuve.
— Nous avons découvert, Tyler et moi, dans le linge sale de Macosquin, une chemise tachée de sang et chez Mrs Wroxton, la blanchisseuse, un corsage de miss McCarthery, lui aussi souillé de sang.
— Beaucoup de sang ?
— Ma foi...
Le constable précisa :
— Des
gouttelettes, inspecteur... Un saigne
ment de nez, probablement.
McClostaugh s'indigna :
—
Tyler ! vous récidivez ?
Dave calma Archibald.
— Une minute,
sergent. Constable, ne trou
vez-vous pas bizarre ce double saignement de
nez ?
— Non,
inspecteur, si Ton considère que
miss McCarthery et Mr Macosquin ont tenu leur
place dans une bagarre...
Belford fixa McClostaugh :
— Dont vous étiez, sergent ?
— C est-à-dire...
— C'est-à-dire que vous nous faites perdre notre temps avec vos animosités obsessionnelles !
— Pourtant...
— Cela suffit, sergent ! Je vous rappelle que la police n'a pas été créée pour servir les inimitiés particulières. Ceci affirmé, je suis à peu près convaincu que l'assassin doit être recherché parmi les proches, les intimes de Benalder, car il m'apparaît indiscutable que c'est son retour qui a fixé son malheureux destin.
— Donc, George Macosquin est le...
— Assez !... Macosquin semble être celui qui avait les meilleures raisons pour éliminer Benalder, mais nous ne possédons pas de preuve formelle et nous n'avons pas entendu ses aveux. Le beau-père peut aussi avoir voulu se débarrasser d'un beau-fils encombrant et qui venait de ridiculiser la famille. J'ai l'intention de procéder à une confrontation générale. Tyler, cillez chercher Macosquin et emmenez-le chez les Benalder. Mission identique pour vous, McClostaugh, en ce qui concerne miss McCarthery.
— Merci ! oh ! merci, inspecteur.
Rosemary lavait de la vaisselle sur l'évier lorsqu'elle vit, à travers la fenêtre, Archibald traverser le jardin. Elle ôta son tablier et, à tout hasard, s'arma de son hachoir avant d'aller répondre au coup de sonnette du policier. Le sergent porta la main à son casque et s'enquit :
— C'est bien ici que demeure miss Imogène McCarthery ?
— Comme si vous ne le saviez pas ! Je me demande à quel âge vous cesserez d'être un gamin ?
— Mrs Elroy,
je vous serais obligé de...
L'éclat strident de la voix de la maîtresse de
maison coupa court au discours que McClos-taugh s'apprêtait à prononcer :
— Entrez donc, Archie !
Le sergent entra, raide et droit.
— Qu'est-ce qui vous prend, Archie ?
— Miss, je suis au regret de vous annoncer que j'ai reçu l'ordre — de l'inspecteur Dave Bel-ford — de vous amener de gré ou de force à une confrontation destinée à découvrir le meurtrier de Ken Benalder, dont la dépouille a été retrouvée. Il a été assassiné.
— Non!
— Si!
— Pauvre Ken... Il ne méritait quand même pas cela... Mais qu'ai-je à voir dans cette fin affreuse ?
— Vous êtes soupçonnée d'avoir prêté la main au meurtrier George Macosquin.
— Vous êtes sérieux ou quoi, Archie ?
— Tellement sérieux, miss, que si vous ne me suivez pas immédiatement, je vous passe les menottes.
Rosemary s'avança, l'œil mauvais, sa vieille main nerveuse agrippée au manche du hachoir.
McClostaugh recula d'un pas. Miss McCarthery arrêta sa nourrice.
— Laissez, Rosemary... Ce doit être encore une de ces plaisanteries dont Archie a le secret. Je vous suis, sergent !
— Vous feriez bien d'emporter un peu de linge, car il y a des chances pour que vous couchiez à la prison de Perth.
Imogène sourit, attendrie, et soupira :
— Mon pauvre
Archie, ou vous êtes sincère et
dans ce cas, vous êtes encore plus bête que je ne
me le figurais ou vous mentez sciemment et
cela démontre les limites fantastiques de votre
monstrueuse stupidité. Si vous me donniez le
bras, pour nous rendre chez les Benalder ?
Confortablement installé dans un fauteuil, Dave Belford les regardait sans les voir. Son expérience plus que son intuition lui disait qu'il arrivait à la solution du problème posé par la mort de Ken Benalder. Plongé dans ses pensées, il n'entendait pas les cris de celui-ci, les protestations de celle-là. Il suivait le cheminement de ses pensées qui, pour l'heure, s'enchaînaient merveilleusement les unes aux autres. Elles le menèrent là où, dès le début de cette affaire, il avait supposé qu'il lui faudrait se rendre, mais supposé seulement. Maintenant, il était sûr, et cette certitude le renvoya parmi les autres.
Depuis qu'elle avait appris la mort de son fils, Esther Benalder ne cessait de pleurer. Au vrai, on ne s'occupait guère de ses faits et gestes, l'attention se concentrant sur les véhémentes controverses opposant George Macosquin et Imogène McCarthery à McClostaugh. Alan Benalder, amusé, écoutait cette bagarre verbale. Tyler qui le surveillait — comme il surveillait tout le monde — ne pouvait s empêcher de remarquer que la disparition de son beau-fils ne l'affectait pas beaucoup. Pointant un index monstrueux sous le nez de Macosquin, Archi-bald disait :
— Avouez donc et ce sera fini !
— Je ne peux tout de même pas me reconnaître coupable d un crime dans le seul but de vous faire plaisir ?
— Évidemment non, mais pour soulager votre conscience !
Imogène cria :
— Moi, je préfère avouer !
Le sergent, enthousiasmé, se tourna vers la rouquine.
— Vous avez
raison, miss, bien qu une pareille
sagesse de votre part m'étonne. Alors, vous
avouez ?
Tous fixèrent l'Écossaise.
— J'avoue qu'on pourrait parcourir l'Ecosse du nord au sud et de l'est à l'ouest sans avoir la moindre chance de rencontrer un idiot dont l'idiotie soit, même de loin, comparable à la vôtre, Archibald McClostaugh !
— Ah ! oui ? Eh bien, l'idiot que je suis, miss McCarthery, pense que Macosquin et vous, vous avez uni vos efforts pour assassiner Ken Benalder !
— Si j'avais envie de tuer quelqu'un, vous, par exemple, je n'aurais nul besoin de me faire aider ! Et puis, dites-moi, Archie, dans les Lowlands, les femmes comme moi se distraient-elles en supprimant leurs compatriotes ?
— Dans les
Lowlands, miss McCarthery, les
femmes de votre sorte n existent pas, on doit les
éliminer à leur naissance !
Alan Benalder se mêla au conflit.
— Sergent... pourquoi tenez-vous absolument à ce que ce soit un de ces deux-là le coupable !
— Parce qu'ils sont les seuls à avoir eu une raison de supprimer votre beau-fils... Vous savez mieux que moi, Mr Benalder, que Macosquin aime depuis toujours miss Woolpit, mais que la présence de Ken le privait de toute espérance puisque miss Woolpit et votre beau-fils étaient fiancés. N'est-ce pas, miss Joyce ?
Dès les premiers moments de la réunion, la jeune fille avait pris place sur une chaise et avait paru se désintéresser complètement du débat. Elle n'entendit pas McClostaugh, qui dut répéter sa question.
— Oui.
— Et George Macosquin voulait que vous deveniez sa femme ?
— Oui... pauvre George.
— Maintenant que Benalder n'est plus là...
— Vous vous trompez, sergent. J'avais prévenu George que je ne serais jamais Mrs Macosquin.
Le rire aigu d'Imogène vrilla les oreilles de McClostaugh.
— Alors,
Archie, où a-t-on encore été fourrer
ses grands pieds ? Venez, George, nous n'avons
plus rien à faire ici. Joyce, j'aurais aimé assis
ter à votre mariage avec Macosquin, mais pas au point de tuer Ken pour m
offrir cette joie. Il n'y a qu'un indigène des Lowlands pour penser
le contraire ! Partons, George...
— Une minute, miss McCarthery...
Dave s était levé. Son silence leur avait fait oublier sa présence.
— Je vous ai
écoutés... J'ai entendu vos accu
sations, sergent... Elles ne reposent pas sur
grand-chose... Vos injures n'étaient pas gen
tilles, miss Imogène, et injustes de surcroît...
Macosquin n'a pas tué Ken Benalder, parce que
même s'il en avait eu envie, il n'en aurait pas eu
le courage... C'est un doux et rien ne le chan
gera. Je ne crois pas que miss McCarthery ait
choisi le meurtre pour divertissement. Quant à
vous, Mr Benalder, il y a longtemps — d'après
ce qu'on m'a rapporté — que vous êtes très loin
de nous. Je ne pense pas que vous reveniez
jamais parmi nous et surtout pour assassiner
votre beau-fils.
Résumant l'étonnement de tous, McClostaugh s'exclama :
— Alors ?
— Alors, miss Woolpit va gentiment nous confier pourquoi elle a tué Benalder.
Ils en demeurèrent la bouche ouverte. Même Esther fut arrachée à son chagrin. Puis leur premier mouvement fut d'indignation et, spontanément, ils se portèrent vers Joyce comme pour la protéger. Miss Woolpit sourit à l'inspecteur.
— Je n'ai pas tué Ken. Pourquoi l'aurais-je fait ? Il m'aime et je l'aime. Nous nous marierons quand il reviendra.
— Nous avons trouvé son corps, miss Woolpit.
Le Dr Elscott fit son entrée et, sans avoir conscience de l'atmosphère tendue, il annonça :
— J ai fait ce
que vous m'avez demandé, ins
pecteur. Il s'agit bien d'un meurtre.
Dave prit doucement une des mains de Joyce dans les siennes.
— Pourquoi l'avez-vous tué ?
— Celui-là ? Oh ! parce qu'il fallait qu'il meure pour que Ken puisse revenir... Il voulait prendre sa place, alors je l'ai frappé à la tête.
— Avec quoi ?
— Je ne me rappelle pas.
Elle se mit à rire, d'un rire très doux, et Imo-gène en eut les larmes aux yeux.
— Tuer Ken ? Moi ? Et de quelle façon me serais-je arrangée puisqu'il n'est pas revenu et que je l'attends...
— Il ne reviendra plus.
— Oh ! si... Il reviendra... Je serai assise dans le jardin... Ce sera le soir... Il apparaîtra devant moi, vêtu de son costume de coureur de routes et il me racontera...
McClostaugh demanda à Dave :
— Je l'emmène
?
L'inspecteur secoua la tête.
— Elle vous a
échappé, sergent. Là où elle est
désormais, il n'y a que le Dr Elscott qui soit
capable de la rejoindre, pour l'emmener dans un
endroit tranquille où elle continuera à guetter
le retour d'un homme qui n'a jamais existé.
Au moment de prendre congé d'Imogène, qu'il avait tenu à raccompagner jusqu'à sa porte, Dave Belford expliqua :
— Dans l'esprit malade de Joyce, le retour de Ken, qui annihilait ses rêves, lui est apparu comme une mascarade. Parce que Ken, par sa présence physique, éliminait l'homme dont elle rêvait et qui ne ressemblait plus au modèle, elle s'est persuadée qu'il n'était qu'un imposteur dont il lui fallait se débarrasser pour retrouver l'autre. Je me figure que si Ken avait quitté Cal-lander... Mais sans doute n'a-t-il pas voulu partir...
— Pauvre Joyce...
— Ne la plaignez pas trop, elle a retrouvé son climat : l'attente.
Ils se turent quelques instants, puis l'inspecteur demanda :
— Miss McCarthery, pour quelles raisons McClostaugh vous déteste-t-il à ce point ?
— Parce qu'il m'aime.
— Ah?
— Seulement, il est timide... presque aussi timide que moi.
Avant de remonter dans sa voiture et de quitter Callander, l'inspecteur but un double whisky pour se remettre du choc que lui avaient causé les surprenants aveux d'Imogène. Roulant sur la route de Perth, il pensait que ces Highlanders avaient une imagination très particulière et, souriant, il adressa une courte et fervente prière à Dieu pour qu'ils ne changent jamais.